Science

À la chasse à l’empathie

Un homme est assis sur une chaise. Il regarde devant. Soudain, ses traits se crispent. Il pousse un gémissement, se tord sur sa chaise, halète et grogne. Impossible de savoir quel mal l’afflige, mais une chose est claire : il souffre le martyre.

Rassurez-vous : cet homme n’existe pas. Il s’agit d’un avatar créé de toutes pièces par des chercheurs du laboratoire ARVIPL – pour Applications de la réalité virtuelle en psychiatrie légale – de l’Institut Philippe-Pinel, à Montréal. Mais animé par des logiciels qui roulent sur une armée d’ordinateurs, projeté sur une voûte formée de huit écrans, vu au moyen de lunettes permettant de voir en trois dimensions, il semble drôlement réel.

« À moins d’être atteint d’autisme, de schizophrénie ou d’un autre trouble qui empêche de se mettre à la place de l’autre, quelqu’un qui regarde ces images éprouvera de l’empathie pour l’avatar », explique Christian Joyal, professeur de psychologie à l’Université du Québec à Trois-Rivières et chercheur à l’Institut Philippe-Pinel.

Cette empathie, Christian Joyal s’est mis en tête de la traquer. Pour ce faire, il compte notamment sur l’aide de Patrice Renaud, professeur au département de psychoéducation et de psychologie à l’Université du Québec en Outaouais et chercheur à l’Institut Philippe-Pinel, et de Sarah Michelle Neveu, doctorante en psychologie.

Ces chercheurs considèrent que l’empathie, cette capacité à se mettre à la place des autres, n’est pas qu’un sentiment intangible. Ils croient que l’empathie peut être détectée, mesurée, puis utilisée pour prédire le comportement des gens, notamment des psychopathes et des criminels. Bref, ils font le pari qu’on peut mesurer l’empathie d’un individu un peu comme on prendrait sa température, afin d’en savoir plus sur lui.

« Le manque d’empathie est l’un des plus grands facteurs de risque de violence et de récidive. Sauf qu’actuellement, on n’a aucune façon objective de la mesurer. »

— Christian Joyal, professeur de psychologie à l’Université du Québec à Trois-Rivières et chercheur à l’Institut Philippe-Pinel

« Aussi incroyable que cela puisse paraître, on évalue encore l’empathie avec des questionnaires, ajoute-t-il. Et face à un questionnaire, une personne répond ce qu’elle veut bien répondre. »

D’où l’idée d’aller détecter l’empathie des gens… directement dans leur tête.

MESURER L’ACTIVITÉ DU CERVEAU

Pour détecter l’empathie de quelqu’un, il ne faut rien de plus qu’un bonnet de bain, des fils et un peu de quincaillerie électrique. Au laboratoire de réalité virtuelle de l’Institut Philippe-Pinel, les sujets qui regardent des avatars souffrir ne sont pas seulement affublés d’écouteurs et de lunettes de vision 3D. Ils portent aussi un casque souple truffé de 32 électrodes qui captent l’activité électrique de leur cerveau.

« À tout moment, on peut savoir quelles zones cérébrales sont les plus actives et les moins actives. Quand quelqu’un ressent de l’empathie, l’amplitude de certaines ondes, qu’on appelle alpha et dont la fréquence est entre 8 et 12 Hz, diminue de façon draconienne au-dessus du cortex sensori-moteur », explique Patrice Renaud.

Bref, les scientifiques croient que le fait de ressentir de l’empathie génère une signature bien précise dans le cerveau. Une signature qu’il est possible de voir, et même de mesurer.

« L’empathie, ce n’est pas blanc ou noir. C’est comme tout, c’est sur un continuum. C’est fifty shades of empathie. Les femmes, notamment, sont d’emblée plus empathiques que les autres. C’est clair dans toutes les études et on a observé la même chose ici », dit Christian Joyal.

Pour l’instant, cette machine à mesurer l’empathie a été testée sur 24 sujets sains. Les résultats sont qualifiés de « très prometteurs ».

Prochaine étape : mesurer le niveau d’empathie des criminels et des psychopathes pour essayer de prévoir la probabilité qu’ils commettent des gestes violents dans le futur. Ces informations pourraient notamment être utilisées par la Cour lors de l’évaluation de patients atteints de troubles psychiatriques ou de prisonniers.

« Évidemment, il va falloir regarder la valeur de prédiction de notre marqueur, souligne Patrice Renaud. Nous, on va dire : “Cette personne-là n’a pas d’empathie, il y a de bonnes chances qu’elle passe à l’acte.” Mais il va falloir les suivre, ces personnes, pour voir si on a raison. »

En attendant, dans leur laboratoire planqué dans les méandres de l’Institut Philippe-Pinel, Christian Joyal et son équipe continuent de torturer virtuellement des avatars. En tentant de lire dans les pensées de ceux qui les regardent souffrir.

LES NEURONES MIROIRS

Didier Drogba s’approche du but adverse. Votre rythme cardiaque s’accélère. Il tire. Et compte. Vous levez les bras au ciel en même temps que lui. Votre visage reflète la même joie que le sien.

Si vous avez ressenti les mêmes sentiments que Drogba pendant la séquence, ce n’est pas surprenant. Quand le joueur courait, les zones de votre cerveau impliquées dans la course se sont activées. Quand il a tiré, votre propre cortex moteur a décoché un tir. Ce but, vous venez de le vivre avec Drogba dans le confort de votre salon. Littéralement.

« C’est le concept des neurones miroirs, explique Christian Joyal. Quand une personne regarde une autre personne faire un mouvement biologique significatif – jouer au tennis, couper des légumes, n’importe quoi –, la partie de son cerveau qui joue au tennis ou qui coupe des légumes s’active aussi. »

Cette découverte stupéfiante a été faite par hasard par Giacomo Rizzolatti au début des années 90. Le neuroscientifique italien étudiait le cerveau des singes lorsqu’il a noté que les zones consacrées au mouvement de ses cobayes s’activaient lorsque ses étudiants ou lui portaient de la nourriture à leur bouche ou faisaient d’autres mouvements.

Aujourd’hui, la théorie des neurones miroirs explique pourquoi on pleure en regardant un film, on fait la grimace quand fiston tombe de vélo ou on se réjouit quand notre douce moitié obtient une promotion.

Les neurones miroirs forment la base physiologique de l’empathie. On sait par exemple que chez les autistes, le phénomène se produit peu ou pas, ce qui explique leur incapacité à se mettre à la place des autres. Et c’est justement le déclenchement – ou non – des neurones miroirs que surveillent les chercheurs de l’Institut Pinel lorsqu’ils scrutent le cerveau de leurs sujets qui regardent souffrir des avatars.

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